M. Kacem Bennani Smires, Président de Maroc Citrus

Partager sur :

« La sècheresse a poussé les producteurs à se concentrer sur les variétés et les portes greffes les plus productifs, les mieux adaptés aux régions et qui ont la meilleure valeur ajoutée »

« Il est urgent que la profession, en collaboration étroite avec l’État, étudie sérieusement la possibilité d’acheminer de l’eau dessalée vers les zones agricoles et de permettre l’accès aux ressources provenant des stations de traitement et d’épuration des eaux usées »

La conjoncture difficile que traverse la filière agrumicole marocaine, mêlant stress hydrique, perte de débouchés traditionnels et pressions concurrentielles, pousse la filière à évoluer et pourrait se transformer en catalyseur d’adaptation, de montée en gamme et de diversification des marchés. M. Kacem Bennani Smires, PDG du groupe Delassus, figure engagée du monde agricole et président de l’interprofession Maroc Citrus dresse un état des lieux sans détour, à  l’occasion du premier Congrès national des agrumes, des défis structurels et des ambitions durables de la profession à l’horizon 2030.

La filière agrumicole marocaine connaît des hauts et des bas ces dernières années, entre pressions climatiques, volatilité des marchés et efforts de montée en gamme. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur l’état de santé global de ce secteur stratégique pour l’agriculture nationale ?

Pour bien comprendre ces hauts et ces bas, il faut distinguer entre les challenges internes et externes, d’une part, et les opportunités internes et externes, d’autre part, et des défis qui en ont découlés. Je m’explique :

Tout d’abord, la filière a été confrontée à plusieurs défis majeurs. La perte progressive du marché russe a représenté un choc brutal pour les exportateurs, les obligeant à trouver rapidement de nouveaux débouchés, souvent plus contraignants en termes de qualité et de normes.

Par ailleurs, la sécheresse a durement frappé les zones agrumicoles, entraînant la perte d’environ un tiers du verger en quelques années. Cela a constitué un coup dur pour les producteurs, mais aussi pour l’État, qui avait soutenu la production via le Plan Maroc Vert.

Enfin, le marché local reste marqué par une forte désorganisation, avec des chaînes de valeur inefficaces et des difficultés persistantes à valoriser au mieux la production nationale, malgré l’abondance relative des oranges sur le marché intérieur.

Du côté des opportunités, on note la diversification des marchés export. Après une longue dépendance à la Russie qui absorbait plus de 60 % des exportations, les producteurs marocains ont su se réorienter vers d’autres marchés beaucoup plus exigeants, tant en termes de calibres que de packaging. Ils ont adapté leur portefeuille variétal et leurs modes de commercialisation, ce qui leur a permis de conquérir de nouveaux clients sur tous les continents, le Japon étant le dernier marché ouvert cette année.

Les arrachages forcés par la sécheresse, bien qu’ils aient pu paraître comme une perte à court terme, ont en réalité permis de rééquilibrer et de moderniser le verger. À l’époque, les plantations étaient fortement concentrées sur la clémentine, ce qui posait des problèmes de valorisation et de récolte à temps. Aujourd’hui, après diversification et rajeunissement, le verger est mieux équilibré.

Le marché local, quant à lui, a bénéficié indirectement de la perte de compétitivité à l’export due à la concurrence égyptienne. Une plus grande partie des oranges marocaines a ainsi été réorientée vers la consommation nationale, garantissant un bon approvisionnement pour le fruit le plus consommé au Maroc.

Le 1er Congrès national des agrumes s’annonce comme un moment-clé. Quelles sont vos attentes concrètes vis-à-vis de cet événement ?

Le but de ce premier congrès organisé par Maroc Citrus, l’interprofession des producteurs d’agrumes, est avant tout scientifique. Il s’agit de présenter les cas de recherche et partager l’état du verger après la récente cartographie qui a été menée. Le deuxième objectif tout aussi important est de faire connaître la profession, mettre en valeur son importance, et travailler collectivement sur les défis qui nous attendent.

Parmi ces défis, celui des problèmes liés à l’eau est particulièrement pressant. Aujourd’hui, il est essentiel que l’État et la profession réfléchissent ensemble à l’avenir, afin de trouver des solutions concrètes pour préserver le verger existant et assurer la durabilité de la filière.

Quelles sont, selon vous, les solutions les plus efficaces face à la raréfaction de l’eau : abandon de certaines zones, variétés plus résistantes, irrigation de précision, stockage ?

Avec la sécheresse, les producteurs ont appris à adopter des pratiques plus sobres et plus efficientes en matière d’utilisation de l’eau. Ils ont mis en place des mesures de conservation et optimisé chaque goutte disponible. Mais ces efforts ne suffisent pas quand l’eau vient à disparaître. Il devient indispensable d’envisager des solutions alternatives à plus grande échelle. Il est donc urgent que la profession, en collaboration étroite avec l’État, étudie sérieusement la possibilité d’acheminer de l’eau dessalée vers les zones agricoles et de permettre l’accès aux ressources provenant des stations de traitement et d’épuration des eaux usées. Ces pistes, si elles sont bien pensées et coordonnées, pourraient offrir à la filière une vraie bouffée d’oxygène.

Le Maroc s’apprête à franchir un cap historique avec plus de 2 millions de tonnes d’agrumes attendues pour 2024/2025. Quels sont, selon vous, les principaux leviers, climatiques, techniques ou organisationnels, qui expliquent cette performance, notamment sur les segments des mandarines et des oranges ?

Le Maroc a déjà dépassé les 2 millions de tonnes d’agrumes. Cette dynamique, particulièrement marquée sur les segments des clémentines / mandarines s’explique par une combinaison de leviers.

Sur le plan climatique, la sècheresse a poussé les producteurs à se concentrer sur les variétés et les portes greffes les plus productifs, les mieux adaptés aux régions et qui ont la meilleure valeur ajoutée afin de permettre la meilleure valorisation de l’eau possible. 

Sur le plan technique, les producteurs ont investi dans la modernisation des vergers avec la généralisation des systèmes d’irrigation goutte-à-goutte, le recours à des techniques de suivi agronomique pour piloter la conduite des cultures.

Il reste un danger majeur qui commence à se faire sentir de plus en plus. La disponibilité de la main d’œuvre pour assurer la cueillette dans de bonnes conditions. Nous pourrions nous trouver dans une impasse. Avec les aspects environnementaux, ce volet social est actuellement un défi majeur.

L’arrivée officielle des agrumes marocains sur le marché japonais, avec la Nadorcott en tête, marque une avancée stratégique pour la filière. Quelle portée accorde-t-on à cette percée sur un marché aussi sélectif ?

Il faudra observer comment le Maroc parviendra à développer ses exportations vers cette destination très exigeante. Nous disposons du fruit et du savoir-faire nécessaires, mais la question logistique reste à approfondir. Par ailleurs, le marché brésilien, récemment ouvert également, s’annonce très prometteur.

Maroc Citrus joue un rôle central dans l’encadrement et la structuration de la filière. Le modèle interprofessionnel actuel est-il encore adapté aux défis de 2025 ?

L’organisation interprofessionnelle, telle qu’incarnée par la COMADER (Confédération Marocaine de l’Agriculture et du Développement Rural), constitue aujourd’hui un levier essentiel pour l’agriculture marocaine, et plus particulièrement pour la filière des agrumes. En structurant les métiers agricoles en 19 filières, cette organisation permet un dialogue renforcé avec les pouvoirs publics. Elle sert de porte-voix et facilite les échanges avec le ministère de l’Agriculture. Elle permet de faire remonter les besoins réels du terrain et de défendre les intérêts des producteurs, des exportateurs et des transformateurs. Dans cette logique, Maroc citrus représente l’Agrumiculture. Maroc Citrus est un puissant outil de communication et d’échange. il est plus facile de partager des informations techniques, économiques ou commerciales, d’anticiper les défis (marchés, logistique, climat) et de réagir collectivement. Cela renforce l’agilité et la compétitivité du secteur face aux fluctuations du marché international.

Quelles actions menez-vous pour améliorer la coordination entre amont et aval, notamment en période de tension ?

En ce qui concerne le marché national, une organisation urgente doit voir le jour. Il y a un fort pourcentage de production qui se perd faute d’une chaine de froid adéquate, d’une traçabilité des flux fiables et d’un réseau de distribution maitrisé. Producteurs et consommateurs sont lésés. Le premier subit une pression sur les prix et sur ses vergers à cause de l’étalement de la cueillette qui impacte son rendement d’année en année. Le second, supporte toutes les pertes et les marges des intermédiaires. 

En ce qui concerne le marché de l’export il est important que les professionnels puissent prolonger leur saison. L’export est axé aujourd’hui sur les clémentines et mandarines dont la saison se termine vers mi-avril. A partir de là, l’export gagnerait à continuer avec les oranges comme par le passé. Mais le Maroc se heurte à la concurrence féroce de l’Égypte. Certes, nous venons d’obtenir un soutien de l’État mais cette subvention reste insuffisante même si elle est encourageante. 

Il faut savoir que l’export des oranges est bénéfique à plusieurs égards : Social avec la stabilisation du monde rural, et économique avec l’intégration de la chaine de valeur puisque les écarts de triage alimentent les usines de transformation en jus.

De plus, l’export allège rapidement les vergers d’une bonne partie des fruits, libérant les arbres. Qui dit cueillette précoce, dit arbres reposés et prêts à repartir avec un meilleur rendement d’année en année. 

Le Maroc est perçu comme un acteur fiable et durable à l’export. Où en est la filière agrumes en matière de certification (GlobalG.A.P., Zéro résidu de pesticides, etc.) et de traçabilité ? Peut-on envisager une généralisation de ces labels pour accéder à de nouveaux marchés premium ?

En réalité, comme mentionné précédemment, la perte du marché russe au profit de l’Égypte et de la Turquie a contraint la filière à se hisser à un niveau supérieur, tant au niveau de la production que de l’exportation. Aujourd’hui, une grande partie de la production est certifiée, les stations de conditionnement répondent à des cahiers des charges très exigeants, et la commercialisation a connu des avancées notables en matière de diversification et d’accès aux grandes enseignes.

Les certifications les plus rigoureuses sont désormais intégrées : GlobalG.A.P, bien sûr, mais aussi SMETA, GRASP ou encore LEAF.

Cette exigence de conformité, initialement imposée par les marchés étrangers, a par ailleurs des retombées positives sur le marché local.

Ainsi, ce qui apparaissait au départ comme un choc a finalement déclenché une véritable montée en gamme de l’ensemble de la chaîne de valeur des agrumes marocains. Les opérateurs ont dû adapter leurs pratiques à des standards plus élevés en matière de qualité, de traçabilité et de responsabilité, consolidant ainsi leur position sur les marchés internationaux et renforçant la confiance des distributeurs.

Quels axes de travail Maroc Citrus compte-t-elle prioriser à horizon 2030 ?

Le Maroc s’est engagé à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 42 % d’ici 2030, et toutes les filières, y compris l’agrumicole, sont concernées.

On peut d’ores et déjà affirmer que le secteur arboricole joue un rôle exemplaire en matière de bilan carbone car non seulement il compense ses propres émissions grâce aux processus naturels associés à la culture des arbres, mais en plus il séquestre davantage de carbone qu’il n’en émet, ce qui en fait un secteur au bilan carbone positif et une véritable contribution nette à la lutte contre le changement climatique. 

Cela dit, Maroc Citrus prévoit d’organiser un atelier de réflexion en 2025-2026 pour mobiliser les acteurs de la filière autour d’objectifs relatifs à la gestion de la main d’œuvre et du recyclage des déchets. 

Enfin, si vous deviez résumer en une phrase la priorité absolue pour garantir l’avenir de la filière, quelle serait-elle ?

Je pense que la priorité aujourd’hui est de comprendre quelles sont nos solutions face à la problématique de l’eau. C’est un travail conjoint avec l’ensemble de la profession, mais également avec les ministères concernés, afin d’identifier les moyens de sauvegarder une industrie qui emploie de nombreuses personnes en milieu rural, exporte, et assure une offre abondante et accessible pour le marché local.

Parcours

M. Kacem Bennani Smires est une figure reconnue de l’agro-industrie marocaine. Il dirige le groupe Delassus, un des principaux exportateurs marocains d’agrumes, de tomates et d’avocats. Très engagé dans le développement social, il a fondé en 2009 la Fondation Sanady, dédiée au soutien scolaire des enfants d’employés agricoles. En 2023, il a cofondé l’Institut de l’Entreprise Familiale (IEF-Maroc) pour promouvoir la gouvernance et la transmission des entreprises familiales. En mars 2024, il a été élu président de Maroc Citrus, l’interprofession qui fédère les différents maillons de la filière agrumicole nationale.


Partager sur :

Lire aussi

M. Mohammed El Baraka, Président de la FOLEA

Partager sur : « Le nouveau contrat programme a pour objectif de passer de 99% d’importation …

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.